Citron et Neroli. C’était l’odeur du shampoing de Delilah. Des senteurs de fleurs et d’agrumes pour masquer l’odeur d’alcool et l’atmosphère sordide. Au bout de deux heures d’attente, la plus jeune des Dwyer avait fini par s’endormir quand, du haut de ses treize ans, Ildiko se disait qu’il ne devait avoir pire endroit sur terre.
Assise dans la salle d’attente, admirant le ballet incessant des infirmières, elle enviait le sommeil profond de sa sœur alors qu’elle-même, se remémorait les balafres vermeilles. C’était Ildie la première, qui avait trouvé leur mère et ses poignets ensanglantés. C’était également elle qui avait appelé l’ambulance, avant d’aller chercher sa cadette après l’arrivée de cette dernière. Entre le transfert et l’arrivée de sa mère aux urgences, elle n’avait pas eu le temps de paniquer, ayant trop de choses à penser. Les grands-parents habitant à une heure de route et son père étant injoignable (Sri-Lanka ou Inde, elle ne savait plus exactement où il avait disparu), ce n’était qu’une fois seule, la main de Delilah blottie dans la sienne, qu’elle avait pris conscience de la gravité de la situation.

Sous les néons blafards, elle se demandait donc comment calmer son esprit en ébullition, et stopper les images qui tournaient en boucle. Allait-elle devenir folle, comme sa génitrice ? C’était bien de cela qu’il s’agissait n’est-ce pas ? Elle se rappelait les longues disparitions et les retours tonitruant, les sautes d’humeurs et les déménagements à outrance… La vérité, c’était qu’à coup de mensonge et de réponses vagues, leur mère leur avait toujours évité, à sa sœur et elle, ses allers-retours au service psychiatrique.


Welcome to the black Parade. C’était la chanson de l’année 2006, tournant en boucle sur les radios et les chaines musicales. Omniprésente grâce à une télé allumée en quasi-permanence, elle était souvent couverte par le ramdam et le tohu-bohu général qui régnait dans la maison ; Ils étaient huit à vivre dans cette bicoque du south side. Ildie, Delilah, leur père, sa copine, les quatre gosses de cette dernière, et toute cette bande réunie dans un simulacre de famille : Archie, le géniteur et grand patriarche de cette tribu, voulait offrir à tous un minimum de stabilité.
Le déménagement avait eu lieu après la tentative de suicide : Leur mère s’était installée dans une communauté auto-gérée du sud du pays et lui, avait abandonné ses idéaux nomades pour une maison mitoyenne, troqué les steppes Mongolienne pour la petite Galway. Ce n’était pas fastueux mais à coup d’huile de coudes et petits boulots, les deux parents réussissaient à les faire vivoter. La vie d’Ildie, qui jusque-là n’avait toujours été faite que de route et des crises de sa mère, s’était alors transformée en quelque chose de beaucoup plus simple et routinier. Etrangement, elle trouva rapidement sa place dans le chaos de cette nouvelle vie quand Delilah, elle y sombra complètement.


Le goût de la mer.  Ses lèvres avaient le goût de la mer. Elle l’avait remarqué bien avant leur départ, quand leur relation n’était encore qu’à un stade embryonnaire. Un gars rencontré dans un bar, l’ami d’un ami, elle ne savait plus trop…Peut être s’agissait-il même d’un parfait inconnu, quelle importance après-tout ? Il n’était pas rentré dans sa vie, c’était lui qui l’avait fait rentrer dans la sienne, la projetant aussi soudainement que leur rencontre dans son univers d’errance et de vagabondage. La vie sur les routes, elle connaissait, elle y avait passé son enfance. Il ne lui proposait donc rien de nouveau, juste de retenter le coup. Un mois, juste un mois et elle était libre de rentrer quand elle voudrait à Galway ; offre sans engagement tout comme leur relation : Elle a répondu sur un coup de tête.
Les 30 jours se sont transformés en 300. 300 jours d’un temps suspendu et fragmenté entre les déjeunés sur le pouce, les motels, les nuits sur la banquette arrière et le monde qui semblait infini. 300 jours d’engeulades et de bonheur simple ; ils étaient hors du temps, au-delà des réalités.

Elle n’attendait rien de lui et, pour la première fois de sa vie, on n’attendait rien d’elle. Elle l’aimait. Elle l’aimait au point de lui confier qu’au même âge qu’elle, ses parents se mariaient les pieds nus sur une plage de Bali. Ça le fit sourire et elle ne se sentit pas obliger de lui raconter l’échec tonitruant que fut cette union et par la suite, la vie de sa famille. Elle ne lui parla pas de la maladie de sa mère, du départ de sa sœur, elle ne lui parla pas de ses doutes, de ses espoirs ni même de toute les responsabilités qu’il lui incombait. En vérité, il est probable que son amour pour lui n’ait été motivé par la seule, et simple raison qu’il ne la connaissait pas. Mais Ildie était de celles qui pensaient qu’il n’y avait rien à expliquer, ni pourquoi on s’aimait, ni pourquoi on se quittait.

Ils ne se sont pas mariés mais elle est tombée enceinte ; simple accident. C’était trop tôt, trop subite ils n’en avaient pas moyen, ils n’en voulaient pas tout simplement. Sa grossesse n’a duré que quelques semaines. Et aussi subitement que leur histoire avait commencé, tout s’est arrêté, brutalement. Ils ont tenu le coup encore quelques mois, à travers des rires creux et des paroles vides de sens. Ce fut une période où Ildie pleura beaucoup et où lui-même se mura dans son silence. Ils n’attendaient rien l’un de l’autre alors, ils ne se sentaient pas obliger d’être présent l’un pour l’autre. Le 300ème jour de leur aventure, elle lui confia qu’elle voulait rentrer, que sa famille lui manquait. Sur la gare d’autoroute où il la déposa, ils se promirent de se revoir dès qu’il reviendrait à Galway. Ils ne se dirent pas « adieu » quand, chacun savait qu’il s’agissait d’un.